En compagnie des Hommes
On découvre d’abord Les Hommes par le biais de cet espace ouvert et laborieux, ce chez eux où ils semblent installés de longue date, avec leurs instruments et leurs manies de vieux camarades qui discutent encore et toujours, sans prendre garde au client qui voudrait faire appel à leur service. Cet atelier où ranger semble être la seule consigne, ils l’occupent tout entier, avec nonchalance. Les clients, le public, peuvent bien s’asseoir face à eux, ils n’y prendront pas garde. Premier message : l’intimité du groupe ne se dévoilera pas de suite, la complicité est trop évidente pour qu’elle se partage trop vite. De cette compagnie exclusivement masculine, différenciée dans les âges, dans les physiques, dans les énergies, Jean-Paul Delore tire l’essence de son spectacle. Théâtre sans comédien, concert sans rituel, voilà l’argument bien vite balayé par ce qui va suivre, car tout s’anime soudain quand la lumière salle s’éteint et que l’atelier se transforme en scène. De la cour au jardin les actions – des sketches, esquisses, numéros… – creusent au fur et à mesure l’univers vaguement machiste et désuet de ce big band : colleurs d’affiches, colosses déplaçant des armoires métalliques, réparateur de moteur diesel se croisent tout à coup. Qui sont-ils ces hommes que l’on croyait simplement doués de souffle, de rythme, de drive libertaire et d’harmonies cuivrées ? La composition opère : ils se prennent au jeu du masque, du travestissement, du théâtre sans fard. Ils incarnent eux-mêmes et bien d’autres figures, sans prétendre à d’autres gestes que ceux qui familièrement guident leur vie de musiciens, rompus au cabotinage comme à la modestie qu’impose le groupe. Sans cesse le spectacle oscille entre la spontanéité musicale, où nul artifice ne peut jamais concurrencer la mise en place, et les plus outrancières prises de rôles desquelles émergent des bribes d’histoires, de textes tournant court, de personnages en parfaite perdition. Pas de femme aujourd’hui ! Alors incarnons-les en un tour de passe-passe qui renvoie à la misère comique du déguisement. Deuxième message : on peut tout dire sans jouer, ne rien montrer en démontrant. Car il y a sous cette action scénique toutes les strates d’un groupe qui, à force d’habitude, agit par réflexe. La mise en scène démonte à la fois les travers et découvre les trésors de tant d’expérience, acquise au fur et à mesure des années. Depuis vingt ans La Marmite infernale tourne, dans le monde entier, rendez-vous après rendez-vous, concert après concert. Ce spectacle en illustre les crises et les aspirations. On s’émerveille forcément devant tel musicien qui par une sorte de miracle est transfiguré par l’excès ou au contraire devant celui qui – là bas, au fond – reste lui-même avec une telle constance qu’il impose, d’un bloc, sa vérité. Jean-Paul Delore réussit là le périlleux exercice d’un théâtre musical économe, fondé sur l’observation et le décalage caustique de situations qui, jamais, ne s’égarent.
Antoine Gindt, février 1998
Représentations :
10 au 21 mars 1999 : Nanterre, Théâtre des Amandiers
photos © David Anemian