De quoi ces épouvantails sont-ils le nom ?
Après avoir réalisé un fragment de l’incroyable Sportstück à Montévidéo en juin 2008, et plus récemment expérimenté deux versions des Suppliants à La Comédie de Reims, je poursuis mon exploration de l’œuvre d’Elfriede Jelinek en créant la version française de Am Königsweg : Sur la voie royale.
Si Elfriede Jelinek s’attaque dans ce texte à la figure de Donald Trump, c’est autant pour lui régler son compte que nous régler le nôtre. Quel système avons-nous bâti ? Que sommes-nous devenus pour placer volontairement – démocratiquement ! – un clown pareil à la tête des Etats-Unis ? Un animateur de télé-réalité, un homme d’affaire endetté et crapuleux, un ultra-macho violent envers les femmes, profondément raciste, d’une prétention sidérante, inculte, imprévisible et dangereux – et le “plus grand” d’une lignée de démagogues qui pullulent par ailleurs, au Brésil, en Italie, au Royaume-Uni…
De quoi ces épouvantails sont-ils le nom ? Quelle dette sommes-nous en train de payer ? Jelinek construit son théâtre de marionnettes et convoque philosophes, figures mythiques et personnages pop pour répondre à ces questions : Freud, bien sûr, Martin Heidegger l’infréquentable, mais aussi Piggy la Cochonne, l’obéissant Abraham, le chœur antique et surtout l’infâme Œdipe, roi de Thèbes, qui refuse de voir qu’il est celui qui souille la cité, jusqu’à s’infliger la cécité.
De qui Jelinek à l’humour ravageur se moque-t-elle dans Sur la voie royale ? Du roi Donald, de nous qui l’avons mis sur son trône, ou d’elle-même ? Cette reine de l’autodérision, en bonne viennoise, commence par se servir elle-même. Elle se projette dans l’écriture en prophétesse aveugle et ridicule, en faisant le constat de son propre échec en tant qu’écrivaine et intellectuelle face à l’avènement du monarque au cheveux jaunes. La langue de Jelinek tourne sur elle-même, ou plutôt fait tourner les idées, les paroles, les pensées. Elle mélange le sublime et le trivial, combat ses terreurs par la provocation, accélère et freine dans une odeur de caoutchouc brûlé, avant de laisser libre cours à un flow convulsif.
Chez Jelinek, la musique n’est jamais loin – souvenir douloureux de l’enfance, mais moteur de l’écriture. A treize ans, elle passe du piano à l’orgue et commence à se perfectionner. A dix huit ans, terrassée par l’agoraphobie et recluse chez elle, elle s’essaie à l’écriture : elle passe alors d’un clavier à un autre… Des décennies plus tard, Jelinek continue de penser le texte dramatique comme une « surface textuelle polyphonique » : comme sur le registre d’un orgue, des voix sont introduites, menées en parallèle, écartées puis réintégrées. Qu’importent les dialogues et les situations pourvu qu’on ait l’ivresse. C’est donc très naturellement que l’idée m’est venue de proposer au compositeur autrichien Wolfgang Mitterer, organiste lui-aussi, de réaliser la musique de cette création.
Toutes les dimensions du texte seront restituées avec plus de force, de clarté et d’émotions par une femme seule. Christèle Tual comprend intimement l’écriture de Jelinek, elle en connaît le caractère tragique, comique et romantique. Elle sera son interprète.
Ludovic Lagarde
Représentations :
26 et 27 janvier 2024 : Théâtre d’Orléans / CDN Orléans
16 au 19 novembre 2022 : Théâtre National de Bretagne, Rennes
5 au 22 octobre 2022 : Théâtre 14, Paris
26 juin – 2 juillet 2021 : T2G, Gennevilliers